Edito:La mémoire des lieux comme enracinement au monde
06/11/2024
Pour conserver la mémoire des lieux rien ne vaut l’authenticité des bâtiments, des quartiers. En pratique, c’est un euphémisme de dire qu’il n’est pas toujours possible de tout garder. Aucune ville n’est figée, sauf éventuellement à être ensevelie sous une épaisse couche de lave, ou sous plusieurs mètres d’eau. Dans les villes que nous habitons, il faut régulièrement rénover le bâti, l’agrandir, démolir puis reconstruire. Dans le contexte des travaux de rénovation énergique, le bâti change également d’aspect. De fait, en général, plus le bâti est ancien, plus son intégrité originelle a-t-elle été altérée. La ville est un palimpseste dont le passé est enfoui dans le présent.
Cet article a pour but d’expliquer pourquoi, selon nous, il est nécessaire de conserver, même partiellement et de façon subjective, la mémoire des lieux. Nous verrons, sans être exhaustif, qu’il y a plusieurs façons d’y parvenir, de façon matérielle sur le terrain ou quand ce n’est plus possible sous forme d’ouvrage ou de façon immatérielle sur internet. L’espace urbain étant par nature limité, nous verrons qu’internet offre un espace privilégié pour consigner la mémoire des lieux de façon plus complète. Archi-Wiki est l’une des possibilités que nous développerons à titre d’exemple, mais elle n’est pas la seule, au contraire la pluralité des points de vue, s’ils sont dûment documentés, éclaire notre passé.
L’objet de cet article n’est pas de discuter de ce qu’il faut conserver, ni comment mettre en œuvre les nouvelles réalisations, nous en laissons le soin aux spécialistes, respectivement les historiens de l’art et les théoriciens de l’architecture. Nous verrons d’abord pourquoi il nous semble nécessaire de conserver la mémoire des lieux, puis de quelle façon celle-ci est mise en œuvre dans l’espace public, enfin ce dernier n’étant pas extensible, nous verrons les possibilités existantes pour conserver cette mémoire et développerons la possibilité d’un recensement sous forme de biens communs numériques de l’histoire de nos bâtiments qu’ils soient ou non disparus.
Pourquoi conserver la mémoire des lieux ?
La mémoire fait référence à l’histoire. Pour se souvenir des évènements, comme les guerres, ou rendre hommage à de grands personnages, on élève des monuments1.
Le meilleur moyen de conserver la mémoire d’un lieu, c’est d’en conserver son intégrité. Les bâtiments sont à l’image des hommes puisque construits pour eux. Lorsque les besoins changent les bâtiments évoluent. Ainsi des commerces prennent la place de logements et inversement, des maisons sont démolies pour laisser la place à des immeubles. Tout évolue et bien souvent on ne peut rien y faire, on se sent impuissant. La ville se transforme, pas toujours pour de bonnes raisons (spéculation, densification à outrance...), ainsi va la vie.
Alors ne peut-on rien faire face à ces changements « inéluctables » ? Est-ce une fatalité ?
Connaître l’histoire des bâtiments et de nos villes, c’est savoir d’où nous venons. Peut-être que l’un de mes ancêtres a vécu dans l’une des maisons que l’on peut encore voir – ou pas. Les racines, c’est essentiel, cela permet de se construire individuellement mais aussi de se créer une identité collective, de voir qu’il y a des points communs, ou au contraire des différences, dans nos trajectoires ou entre les époques.
Un monde sans passé, c’est un monde sans mémoire, sans racines, où l’homme ne peut pas se situer, ni développer son esprit critique. Dans un monde sans mémoire, tout se vaut, il n’y a plus ni histoire, ni épaisseur. La connaissance du passé permet de construire l’avenir sur des bases solides.
Conservation in situ ou muséal
Maintenant que nous avons vu que les transformations des villes sont inéluctables et qu’il est essentiel d’en conserver la mémoire, nous allons voir comment procéder de la meilleure façon.
Comme lieu de mémoire, il y a bien sûr les musées. Des conservateurs prévoyants ont ainsi conservé, par exemple, des boiseries gothiques, des galeries sculptées, ou de nombreux éléments de notre « mémoire commune », voués à disparaître, dans les musées strasbourgeois. Parfois ce sont des maisons entières qui sont déplacées, comme celles que l’on trouve à l’Écomusée d’Alsace à Ungersheim.
Mais idéalement c’est in situ qu’il faudrait conserver la mémoire des lieux. A l’échelle des bâtiments, c’est le cas avec les inscriptions et classement au titre des monuments historiques. A l’échelle d’un quartier, c’est aussi le cas avec le Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur (PSMV). Même si ces protections sont contraignantes, elles n’empêchent toutefois pas l’évolution du bâti, parfois de manière très significative. Nous avons en tête par exemple l’ajout de la verrière de la Gare de Strasbourg ou encore la profonde transformation du Tribunal de Grande Instance. Ces édifices sont pourtant inscrits à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques.
Lors de fouilles archéologiques on peut aussi mettre en valeur des murs de fondations ou carrément conserver des morceaux de murs d’enceintes. A Strasbourg, on a par exemple conservé un morceau du mur d’enceinte médiévale du XIIIe. A Berlin, on peut citer dans la même idée l’ancien « mur de la honte » érigé en 1961 dont des centaines de mètres ont été conservés. Ceci pour illustrer que le passé récent a aussi une histoire importante.
On peut aussi ajouter des plaques, totems, ou écriteaux, pour rappeler la mémoire des lieux. Cela peut aussi prendre la forme d’une date de construction ou d’inscription avec le nom des architectes, directement sur l’édifice. Les noms de rues sont également essentiels pour la préservation de l’identité des vieux quartiers. On y trouve parfois des noms de métiers, on encore des noms de personnages célèbres parfois en lien avec le lieu où ils ont été nommés. Ces dénominations judicieuses participent utilement à l’histoire des quartiers.
Le risque de muséification et de sur-tourisme
Même en conservant les bâtiments en place parce qu’ils sont protégés, on n’empêche pas leur dénaturation. On peut penser par exemple aux quartiers touristiques comme la Petite France ou le quartier de la Cathédrale à Strasbourg. Les anciens métiers, commerces, ont été remplacés par des restaurants et boutiques de souvenirs. La conservation du bâti n’est donc pas non plus suffisante, ce sont aussi les personnes occupant ou fréquentant les lieux qui le font évoluer. La technique fait également évoluer l’architecture, les matériaux bien sûr mais aussi l’arrivée des voitures dans les villes, le cinéma puis la TV, et maintenant internet qui bouscule les commerces et la location touristique. Les lieux dont la physionomie a peu évolué au fil des siècles, ceux dit « pittoresques », « vernaculaires » ou « moyenâgeux », contribuent parfois, paradoxalement, au sur-tourisme – on pense par exemple à Venise où les façades semblent figées dans le temps, pourtant, la mémoire des lieux, elle, change profondément. L’histoire des lieux ce n’est pas seulement l’architecture, mais aussi la façon dont celle-ci est occupée. Le château de Versailles et le Louvre sont, par exemple, désormais des Musées, et malgré que ces lieux soient ouverts au public, il est difficile de s’imaginer comment ils étaient utilisés pendant l’ancien régime.
Projet architectural intégrant les anciens bâtiments
Une solution également possible, pour conserver la mémoire des lieux, lorsqu’elle est bien conçue, consiste à préserver la structure du bâtiment existant en la transformant ou en lui ajoutant des extensions. Ce type de rénovation est courante pour les bâtiments industriels. Par exemple on peut citer à Strasbourg l’ école du PEGE (ancien magasin de subsistances) ou encore les anciens entrepôts Seegmuller, trois bâtiments industriels, transformés en bibliothèque, maison universitaire et logements/bureaux entre 2007 et 2015 par différents architectes, tout en conservant les volumes d’origine et des éléments portuaires comme les grues ou des lignes pouvant évoquer la structure des containers.
Même bien transformés, les modifications dénaturent l’intégrité des ouvrages, c’est pourquoi les sources écrites restent essentielles pour permettre aux historiens et archéologues de reconstituer le passé. L’architecture change la géographie des lieux et avec elle la façon dont les gens interagissent dans leur territoire. Si l’on prend par exemple la 1ère tranche de la Grande Percée, à Strasbourg, rue du Vingt-Deux Novembre, réalisée à partir de 1910 par l’architecte Fritz Beblo, selon les préceptes du théoricien de l’architecture, l’autrichien, Camillo Sitte2, on a certes une opération réussie, mais un changement complet d’organisation de l’espace. On passe d’un tissu vernaculaire, hérité du moyen-âge à une organisation spatiale moderne. Pour reconstituer le passé disparu l’information doit être cherchée dans un environnement complexe, constitué d’articles disparates et de documents d’archives difficiles d’accès car complexes à appréhender et de surcroît écrits en langue allemande. Heureusement il existe pour cet exemple (Grande Percée) un catalogue d’exposition donnant une vue de synthèse sur ces travaux, mais il n’est pas exhaustif, par définition la recherche historique n’est jamais finie, on n’arrête pas de sonder le passé.
Il n’y a pas d’architecture idéale, chaque projet est unique et s’inscrit dans le contexte d’un lieu, d’une époque, d’une mode ou d’une école. Par exemple, à la même période, dans les années 1930, il y avait des architectes régionalistes, d’autres modernistes, la question n’est pas de savoir qui avait raison, quelle est la meilleure architecture pour un lieu donné, mais plutôt d’essayer de savoir où et comment ces courants ont coexisté et quels en étaient les acteurs. C’est à ce travail que répond notamment la mémoire des lieux et permet de savoir un peu mieux d’où nous venons.
La mémoire des lieux sous forme d’ouvrages, articles, ou enregistrements
De nombreux lieux qu’ils soient anciens ou récents ont fait l’objet de monographies, articles ou analyses dans des ouvrages. C’est souvent le cas pour les bâtiments remarquables ou les logements sociaux, moins souvent pour les bâtiments du quotidien et ce n’est jamais exhaustif – ou à jour, en raison de la nature du support. Le bâti, comme élément essentiel de notre quotidien, lieu de vie familial ou professionnel, fait aussi fréquemment l’objet d’articles de journaux constituant une source essentielle, reflétant les mœurs au fil du temps. Lorsqu’un lieu a totalement ou en grande partie disparu, on peut parfois en trouver une évocation dans un ouvrage ou des articles de journaux. C’est une façon d’en conserver sa mémoire, de même que des enregistrements vidéo ou sonores (par exemple des témoignages). La conservation sous forme d’ouvrage est complémentaire au bâti existant car elle permet d’aller plus loin en apportant des informations complémentaires qui ne figurent pas toujours sur les bâtiments, comme la date de construction, un historique, le nom des architectes, le style architectural. C’est aussi l’occasion d’une remise en contexte historique qui dépasse la simple description. Un ouvrage sur un secteur donné c’est souvent une mise en perspective.
Exemple d’ouvrage avec un point de vue transversal sur un secteur (La Neustadt) et une période de Strasbourg (1871-1930) : La Neustadt de Strasbourg, un laboratoire urbain / 1871-1930, Édition Lieux-Dits, 2017, par l’Inventaire de la Région Grand-Est.
Conservation des archives
La bonne conservation des archives est indispensable, elle permet d’effectuer des recherches en consultant les originaux déposés (permis de construire, acte notarié, documents administratives, acte d’état civil etc.). C’est une source primaire pour les chercheurs même si l’accès n’est pas toujours aisé. La tendance est à la numérisation de ces documents mais le volume de données et son coût ne rendent pas envisageable un accès exhaustif des documents papiers à courte ou moyenne échéance.
Bien entendu la conservation des ouvrages dans des bibliothèques thématiques et accessibles est indispensable à une bonne conservation de la mémoire des lieux sous forme livresque. Désormais les index de ces bibliothèques sont facilement accessibles, via internet, facilitant ainsi la consultation des documents.
Classification de la mémoire des lieux en ligne
Dans bien des cas, on ne trouve aucune information sur le bâti existant, ni sur place3, ni dans des ouvrages. Dans ce cas, il faut entreprendre soit même une analyse de l’existant – ou attendre des études – et faire des recherches aux archives. Ces recherches ne sont pas faciles et prennent du temps, c’est pourquoi le plus judicieux est de les mettre en commun et de les partager.
Partager des informations sur des bâtiments sur les réseaux sociaux type Facebook ou Instagram permet d’atteindre un grand nombre de personnes mais ce n’est pas pertinent pour constituer une base de données historique ou architecturale. Les données doivent être stockées dans des lieux sécurisés et libre d’accès, sans publicité, ni surveillance des utilisateurs dans le but d’afficher – tôt ou tard – des publicités ciblées ou revendre les données personnelles à des institutions publiques ou sociétés privées. L’interface utilisateur des GAFAM n’est pas adaptée pour consigner la mémoire des lieux, puisqu’elle est formatée pour répondre au culte de la visibilité à travers le capitalisme de surveillance4. La publication sur les GAFAM doit être limitée à la communication d’informations se trouvant déjà sur des sites personnels ou collaboratifs, de façon à accroître la visibilité, mais sans que l’information n’y soit diffusée de façon exclusive. Les GAFAM n’affichent que ce qu’ils veulent bien nous montrer, leur algorithme étant opaque comme peut l’être une boîte noire.
De nombreux sites personnels et professionnels proposent déjà des articles et informations sur l’histoire des bâtiments, mais leur enrichissement, en dehors des commentaires, est souvent impossible. C’est le rôle d’Archi-Wiki d’offrir une possibilité d’ajout collaboratif, sous forme de biens communs, c’est à dire modifiable et réutilisable par tous, sous réserve que les informations ajoutées soient documentées, (sourcées) . Ce n’est évidemment pas le seul site à proposer ce service, plus les solutions personnelles ou collaboratives, dont le contenu est libre, seront nombreuses, meilleure sera notre connaissance de l’histoire.
Sur Archi-Wiki nous essayons de façon concrète de fournir de façon synthétique des informations historiques et architecturales sur les bâtiments et les lieux des villes. C’est vrai à Strasbourg et Colmar ou de nombreuses adresses sont documentées. On y trouve ainsi le nom de l’architecte, l’année de construction ainsi que des informations historiques et architecturales.
A quoi cela sert-il d’avoir des informations sur un bâtiment ?
Cette question se trouve au coeur de la création d’Archi-Wiki. Mieux connaître son environnement, son immeuble, son quartier, sa ville, c’est apprendre à l’apprécier. Archi-Wiki forme à l’« éducation du regard » parce qu’on a pas toujours les connaissances pour dater un bâtiment, l’inscrire dans une période, ni le vocabulaire pour décrire une façade ni le temps ou l’envie de faire des recherches aux archives ou dans des livres. Les contributeurs ont à coeur de fournir ces informations gratuitement, sans publicité, et de la façon la plus fiable possible en citant leurs sources.
Un bâti que l’on connaît c’est aussi un bâti que l’on entretient ou que l’on défend face aux menaces de démolition ou de dénaturation. Bien sûr la ville doit vivre c’est pourquoi Archi-Wiki est davantage un « reflet de la ville » qu’un site militant pour telle époque ou tel style architectural. C’est aussi la raison de ce « non choix » entre l’ancien et le contemporain : on y trouve tout type de bâtiment, avec pour ambition de recenser tous les bâtiments quel qu’en soit le style.
Lorsque c’est nécessaire ou plus pertinent, nous nous situons par rapport à un ensemble immobilier, plutôt qu’un bâtiment ou une adresse en particulier. C’est par exemple le cas pour les cités ou les grands ensembles dans années 1950/60/70. On peut citer en exemple, à Strasbourg, la Cité Reuss ou encore l’ensemble immobilier de la porte de France.
Faire connaître des périodes ou des secteurs pas encore étudiés
Certaines périodes sont encore mal aimées en architecture, souvent car elles sont peu étudiées et de ce fait, non relayées par les médias grand public. Le jugement esthétique est souvent affaire de mode et d’appropriation par le public. A titre d’exemple, l’Art nouveau et plus généralement la Neustadt étaient peu considérés dans les années 1970, un peu comme l’architecture des années 1960/70 de nos jours. Les études, visites et médiation, permettent de s’approprier le patrimoine. Sans attendre que des études professionnelles soient effectuées tout un chacun peut recenser les lieux qu’il apprécie. Contribuer c’est participer au devoir de mémoire mais aussi changer le regard sur son environnement. Notre monde a besoin de nouveaux projets communs pour construire un avenir désirable à l’opposé de l’aliénation proposée par les outils numériques capitalistes où le contenu n’a plus de valeur en soi, mais où seul compte le nombre de vues.
Un enracinement au monde
Le fait d’avoir des informations sur la mémoire des lieux sous forme de biens communs permet d’être davantage conscient de l’histoire des bâtiments et leur appartenance au territoire où ils ont été bâtis. Au moment où les villes s’uniformisent de plus en plus à l’échelle mondiale, cet encrage au monde est indispensable. L’Alsace sans maisons à colombages est-t-elle encore l’Alsace ? Les Vosges sans fermes traditionnelles, ont-elles encore leur identité ? On pourrait réduire, comme cela se fait parfois dans certaines rues américaines, nos lieux de vie à des numéros et des repères cardinaux (« 3ème rue Nord »), perdant ainsi l’histoire que représente l’origine des noms de rue. La Maison Kammerzell, par exemple, rien qu’en évoquant son nom, raconte quelque chose, au-delà du lieu qu’elle représente. Au-delà du symbole que représentent les noms de lieux et de rues, le citoyen a besoin de connaître l’histoire de ces lieux parce que leur dénomination, leur fonction n’a pas toujours été la même. L’Hôtel de Ville de Strasbourg, tout comme le Palais de l’Élysée n’ont-ils pas été des Hôtels particuliers à destination de la noblesse ?
Bien évidemment cet enracinement est le plus pertinent lorsque la mémoire des lieux se fait en conservant les bâtiments in situ, ou en effectuant une transformation respectueuse, comme c’est parfois le cas.
Autant pour des raisons historiques qu’écologiques, démolir devrait être le dernier recours, lorsqu’il n’y a vraiment pas le choix, ou que cela représente le choix le plus pertinent en fonction de l’opportunité de la parcelle à bâtir.
Tout comme la conscience de classe en sociologie, la conscience architecturale devrait être enseignée à l’école. Des citoyens informés sur l’histoire de leur quartier et de leur maison, c’est le gage de personnes davantage impliquées et fières de leur histoire. Il y a une dizaine d’années, j’avais eu la chance d’effectuer des visites guidées à des classes de CE2 dans le quartier de la Montagne Verte. Le but était de faire redécouvrir, avec un autre regard, accompagné de leur enseignant, les secteurs d’habitation se trouvant autour de leur école, aux écoliers. Ils avaient ainsi pu voir que malgré l’histoire récente de leurs lieux de vie, les années 1930-1950 pour le quartier Henri-Sellier, et les années 1950 pour la Cité Molkenbronn, ces quartiers avaient quelque chose à raconter et une histoire. De nombreux détails étaient ressortis de ces visites, comme une plaque commémorative, d’anciens jardins dont on devinait encore les traces, partiellement remplacés par des parkings, des immeubles des années 1950 de qualité dans la continuité des plans des années 1930 du quartier, des logements équipés de balcons, bien orientés, à proximité des commerces etc. Les élèves étaient fiers qu’on s’intéresse à leur quartier, je me souviens des nombreuses fois où ils m’ont révélé que tel ou tel copain habitait tel immeuble, comme pour témoigner qu’il n’y a pas de « petite histoire ». L’architecture c’est aussi des lieux de vie auxquels la recherche ne s’intéresse pas toujours – du moins dans l’immédiat. J’ai également pu faire les mêmes observations à travers d’autres visites dans les quartiers centraux ou près du centre-ville : souvent les habitants eux-mêmes méconnaissent leur quartier et sont avides de découvertes. Récemment un ami habitant les Contades à Strasbourg depuis de très nombreuses années me confiait qu’il venait d’apprendre qui était l’auteur de la sculpture « Ligne indéterminée » située place de Bordeaux. Connaissant quelques réalisations de l’artiste Bernard Venet, je lui ai dit qu’on pouvait trouver des variations de cette œuvre courbe un peu partout en France, et même près de chez nous, sur le parvis du Musée Würth à Erstein ou encore à Épinal. L’ambition d’Archi-Wiki c’est non seulement de décrire le bâti et les œuvres de l’espace urbain, mais aussi d’ouvrir les perspectives en situant la Ville et ses « bâtisseurs » dans un contexte plus global.
Bien connaître son environnement constitue une forme d’enracinement car on est prêt à se battre et résister pour préserver ce que l’on aime. Un enracinement, non pour prendre racine dans un passé figé, mais dans un monde qui se transforme et où l’on comprend l’importance de conserver ses traditions et son bâti. Des pans entiers du vieux Pékin, les hutongs, quartier traditionnel, ont été démolis dans les années 1990 et 2000. Ce sont des racines de pierre qui ont disparu, dont la mémoire n’existe plus qu’à travers des images, des souvenirs et des écrits. Cela s’est produit également en France, heureusement la loi Malraux et l’extension des secteurs sauvegardés ont permis de préserver en partie les centres villes historiques. La Krutenau ou la Petite France auraient pu intégralement disparaître. La mise en communs numériques de notre bâti participe à mieux connaître son environnement, au-delà du voile parfois trompeur des façades. Mieux connaître et mieux préserver notre patrimoine, c’est permettre de dépasser l’icône qu’il devient parfois avec sa patrimonialisation et son corollaire touristique.
Sans un enracinement à notre territoire dans la manière de concevoir l’architecture, il y a un risque de déracinement, c’est à dire de ne plus savoir d’où l’on vient. A l’heure de la post-vérité, de l’uniformisation des territoires (pensons aux ZAC, franchises, zones pavillonnaires etc.), la mémoire ne peut pas seulement être livresque ou numérique, elle a besoin de se transmettre lors de toute intervention architecturale. Le rôle de l’architecte est essentiel dans ce devoir de mémoire, c’est pourquoi le travail des historiens (articles, ouvrages) et des habitants (sites personnelles, collaboratifs) doit lui être facilité.
Lors des guerres, malheureusement toujours d’actualité, ce n’est pas un hasard si non seulement des installations militaires sont visées, mais aussi les villes et les quartiers civils. C’est un drame d’abord humain, mais aussi une perte de mémoire incommensurable. Souvenons-nous des synagogues brûlées par les nazis, ou encore des guerres en Afghanistan ou en Syrie, avec pour résultat des villes en ruines mais aussi le pillage de sites antiques à des fins mercantiles, aliénant le travail de mémoire. Détruire la mémoire, les symboles, c’est nier l’existence. Les exemples sont nombreux, avec à chaque fois un travail de mémoire considérable pour reconstituer ce passé qui est nécessaire pour nous construire aussi bien individuellement que collectivement. Riche d’un passé assumé, on peut construire des bâtiments qui font sens et pas seulement dans un objectif financier pour loger le plus de monde possible. On sait aujourd’hui que la « solution » des grands ensembles n’était pas davantage la panacée que les lotissements de maisons individuelles.
La mémoire des lieux que nous proposons s’inscrit donc dans ce double impératif. D’abord une meilleure connaissance écrite du bâti en mettant davantage à contribution le citoyen, pour l’impliquer et mettre à disposition ces savoirs populaires à disposition des chercheurs, c’est ce que nous proposons sur Archi-Wiki. Ce travail n’est bien sûr pas suffisant, aucun inventaire n’est exhaustif, aucune liste, aucune représentation, aucune catégorie ne résume la complexité du réel, son infinitude5. Ce sont des milliers de points de vue documentés, propices à développer l’imaginaire des habitants et des bâtisseurs, dont nous aurions besoin sur la mémoire des villes et pas seulement les points de vue fragmentés que proposent les GAFAM, dont le formatage est dédié au culte de la visibilité au détriment de la richesse du contenu. Ensuite, riche de cette mémoire des lieux, nous souhaitons un bâti qui tienne compte de l’existant et de l’histoire du territoire, c’est à ce prix que les habitants s’approprieront fièrement de l’architecture contemporaine et seront acteurs de leur territoire.
Fabien Romary
Fondateur d’Archi-Wiki
Première publication le 14/06/2024
Références
- ↑ Pour les différentes valeurs du « monument », Voir Aloïs Riegel, Le culte moderne des monuments, son essence et sa genèse, 1903
- ↑ Voir son ouvrage, Städtebau nach seinen künstlerischen Grundsätzen, 1889 traduction en français « L’art de bâtir les villes »
- ↑ Hormis à travers l’archéologie du bâti, pas forcément facile à mettre en œuvre en site occupé
- ↑ Voir l’abondante littérature sur ce sujet, notamment Affaires privées : Aux sources du capitalisme de surveillance, Christophe Massutti, 2020
- ↑ Sur le mythe du « double numérique » voir par exemple La numérisation du monde : un désastre écologique, Fabrice Flipo, 2021 ou encore dans un autre style, Vertige de la liste, Umberto, Eco, 2009